LE ROI STEVAN |
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III.
Les
prédictions du roi Stevan (1)
(Particulièrement long, le chapitre III a été arbitrairement découpé en 5 documents)
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Les prédictions du Roi Stevan sont de diverses sortes et s'appliquent à divers temps. Les unes se rapportent à ses contemporains: d'autres, à l'époque actuelle : d'autres à la fin du monde.
Les prédictions qui se sont réalisées de son temps ne sont pas les moins curieuses.
Pour mettre la science du mendiant à l'épreuve, des espiègles s'avisent un jour de placer sous les pieds de son siège deux pièces d'argent, et Stevan, à peine assis, de s'écrier : «Ce soir, le firmament s'est abaissé de l'épaisseur d'une pièce d'argent».
Sa méditation nocturne piquait vivement la curiosité de ses hôtes, mais en général on évitait avec soin d'y apporter le moindre trouble. Une servante, vraie fille d'Eve, se dit une fois : «Je saurai pourtant ce que veut ce bonhomme avec ses simagrées et ses patenôtres» et, joignant l'action à la parole, elle grimpe lestement les degrés de l'échelle, colle sur le trou de la serrure un oeil avide. Le lendemain de bonne heure, Stevan descend de son observatoire : «Je croyais, dit-il, cette maison remplie d'honnêtes gens. Je me suis trompé. Jamais je n'y mettrai les pieds et jamais une servante n'y trouvera le bonheur.» La prédiction, remarque la légende, s'est vérifiée à la lettre. Bien des servantes ont dans la suite passé par cette maison : elles ont toutes été, d'une manière ou d'une autre, singulièrement éprouvées.
Dans ses pérégrinations à travers le pays, il lui arrivait assez souvent d'annoncer, dès le commencement de l'année, pour chaque paroisse, le nombre des personnes qui viendraient à y mourir pendant l'année entière. Il donnait le chiffre en bloc et ne nommait pas les personnes. On ignore s'il avait le pouvoir de le faire : peut-être aussi ne le voulait-il pas pour éviter de jeter la consternation dans les familles.
Il a pourtant prédit la mort de quelques-uns en particulier, comme le témoignent les histoires suivantes.
Un fermier de Guemevé-Hilary (Plumergat) semait du chanvre dans un champ. Julienne Rouzic, sa nièce l'aidait dans ce travail, lorsque le mendiant vint à passer : «Ne me conterez-vous rien aujourd'hui, Stevan ? - Non da ! - Allons ! une petite histoire ! - Puisque vous y tenez, je vous dirai qu'avant peu la plus belle plante de votre champ séchera.» Le paysan jette un coup d'oeil sur ses pommiers : tous étaient jeunes et vigoureux, déjà en fleurs : «Nous verrons, nous verrons bien, fit-il en souriant». Lors de la récolte, le mendiant passe de nouveau : le fermier lui montre ses arbres chargés de fruits.» Cette fois du moins, bonhomme, vous en avez menti. - Je ne vois plus à votre côté, réplique Stevan, votre jeune nièce : qu'est-elle devenue ? - Hélas ! elle est morte. - Eh bien ! eh bien ! s'écrie le mendiant, n'était-elle pas la plus belle des plantes qui, au moment où je vous parlais, ornaient votre champ ?»
C'est encore en termes mystérieux qu'il prédit le sort tragique d'une infortunée jeune fille de Pluneret.
De nombreux auditeurs s'étaient réunis, suivant l'habitude, dans une maison de cette paroisse pour l'entendre discourir des événements futurs. Au lieu de l'écouter avec faveur, on se met à le gouailler et ses prévisions sont tournées en ridicule.
«Ce que je dis est pourtant aussi vrai, réplique le mendiant, que vous verrez la plus riche héritière de cette paroisse se rendre, accompagnée de son père, à la prochaine foire de novembre en Grand-Champ, et en revenir, à travers monts et vaux, gesticulant et défigurée».
Ce propos excita un rire général.
Or, quelques temps auparavant, un chien enragé avait mordu la jeune fille. On n'y prit pas garde parce que la morsure était légère et qu'on ne savait pas la bête enragée. Au jour prédit, le terrible mal se déclare chez la victime. On la traite comme on traitait en ces temps là, rapporte la tradition, les personnes atteintes de rage. M. Pasteur n'était pas encore né: et, comme on ne connaissait aucun moyen de la guérir, on lui ouvre une veine d'où son sang s'échappe à flots, puis on l'étouffe.
Ces prédictions se sont faites à mots couverts. En voici deux autres où la clarté ne laisse rien à désirer.
Stevan se trouvait dans un village de Plumergat, au moment de la naissance d'un enfant. Il jette sur le nouveau-né un regard attentif et, d'une voix saccadée prononce ces lugubres paroles.
«Veillez de près sur cet enfant: un jour viendra où il sera brûlé et en même temps noyé».
La chose parut un peu forte, et il en fut pour prédictions. On ne le crut pas.
L'enfant grandit. Ses parents l'envoient porter du feu à des ouvriers qui travaillaient dans un champ voisin, mais séparé du logis paternel par un petit ruisseau. Il s'avance sur un tronc d'arbre qui servait de passerelle : sa robe s'accroche à une branche le pauvre petit tombe dans l'eau et, en même temps que le feu prend à ses vêtements, il se noie.
A propos du fameux minour de Trelecan, Stevan n'oublia ni sa fin déplorable, ni la longue suite de crimes qui devaient nécessairement l'y conduire.
«Le richard de Trelecan possède à lui seul 19 tenues : Marion du Faouët l'entraînera à sa suite et il mourra en prison dans un habit de galérien».
En apprenant le cruel oracle, la malheureuse mère verse un torrent de larmes. Elle entoure son enfant d'une extrême vigilance, prend de son éducation un soin incomparable. Rien n'y fait, toutes les précautions sont vaines et la destinée de l'enfant l'emporte.
Un jour qu'il s'amusait avec ses camarades, passe Marion du Faouët : il lui jette à la figure des paroles méprisantes : «Trêve à ses frais de tes impertinences, lui crie la mégère : toi aussi, minour de Trelecan, tu me suivras».
Sans dire mot, le minour plante là et sa mère et ses camarades et ses biens immenses pour se précipiter sur les pas de la mère des voleurs: «filenet e oai «disent nos bonnes gens: elle l'avait ensorcelé. Il devient un de ses plus hardis lieutenants : aucun forfait ne l'étonne. Le bruit de ses criminelles entreprises se répand au loin et la maréchaussée est lancée à sa poursuite. Pour échapper au châtiment pas de ressources qu'il ne déploie. Il est enfin arrêté, conduit à Vannes, enfermé dans un cachot : il y meurt à la fleur de l'âge, après une vie chargée de crimes en habit de forçat.
Le mendiant pénétrait les secrets les plus intimes de la vie privée.
Les coudes appuyés sur une petite haie qui fermait faire à battre, il intéressait depuis quelques temps des laboureurs par diverses histoires. L'un d'eux s'impatiente : «Il n'en finira pas, crie-t-il, avec ses extravagances !» Stevan le regarde dans les yeux : «Ce que je dis est vrai, comme il est vrai qu'un homme a été, la nuit dernière, aperçu dans un cerisier de Guernevé, et que cet homme a oublié son sac au bas de l'arbre». L'insolent, de stupeur, reste cloué au sol, le rouge lui monte au visage: sa confusion est extrême. C'est lui ce voleur qu'on a surpris au haut du cerisier et qui, dans sa fuite précipitée n'a pas eu le temps d'emporter son sac.
Un autre jour, en compagnie de plusieurs ouvriers, il travaillait avec entrain à la moisson. Le silence était général : soudain il le rompit par ces étranges paroles : «Nous sommes déshonorés il y a un voleur parmi nous».
Tous, se redressant à la fois, l'interrogent vivement du regard et lui d'ajouter : «La personne volée marche vers ce lieu cherchant ce qu'elle a perdu. »
A ces mots, un des moissonneurs pâlit, sa faucille lui glisse des mains, il disparaît en un clin-d'œil.
A peine s'est-il éclipsé, survient un paysan: saisissant dans le sillon l'instrument abandonné : «C'est bien cela, dit-il, hier au soir on me l'a dérobé». On gourmande Stevan d'avoir, en donnant l'alerte, favorisé la fuite du voleur: «Mais non, répond-il, ne vaut-il pas mieux qu'il se soit dénoncé lui-même que de nous voir tous accusés de ce méfait ?».
Que de bons avis n'a-t-il pas donnés au sujet des travaux des champs !
Il dit à un paysan: «Cette année sera favorable au petit pois, semez-en et votre récolte sera bonne»
Le paysan le prit au mot: il sema dans ses terres beaucoup de ce légume : la récolte fut très abondante.
- «Et cette année, Stevan, que faut-il semer de préférence ? - Mon ami, repartit le mendiant, je vous l'ai dit une fois : vous seriez trop heureux de le savoir toujours». Et il garda son secret.
C'est vraisemblablement la même histoire qu'ailleurs on rapporte en ces termes : «Semez aujourd'hui des petits pois et demain vous en mangerez. »
Ce conseil fut donné à un paysan de Lohanven, en Plougoumelen. Le paysan sema immédiatement des petits pois et la légende assure que dès le lendemain il en mangea. On connaît la méthode usitée pour la culture du mil. Le terrain destiné à cette semence est divisé en parcelles d'un demi-journal environ : on ne les ensemence pas successivement, mais à plusieurs jours d'intervalle. La raison de cette pratique est bien simple: à sa sortie de terre, le mil étouffe sous les mauvaises herbes et, pour sarcler une seule parcelle, il faut un temps considérable.
«Croyez-moi, dit le mendiant à Julien Carnac, de Sainte-Anne, semez de suite tout votre mil : les mauvaises herbes ne sont pas à craindre, cette année : seulement, avant de toucher à la récolte, attendez d'avoir mon avis». Ainsi fut fait.
Le mil cependant est arrivé à maturité et Stevan ne donne aucun signe de vie. Le paysan se désole : «Le malheureux ! Il m'a sans doute oublié et ma récolte va se perdre». Mais Stevan n'a pas oublié. Au moment du danger, il accourt
«Partez pour Auray demain de bonne heure: engagez le plus d'ouvriers qu'il vous sera possible. Après demain, un grand orage fondra sur le pays.»
Le cultivateur met à profit l'avertissement et sauve sa récolte. Voici une variante de cette histoire, à moins que ce ne soit une histoire différente.
Etant venu à passer près d'un champ, il y vit des fermiers qui travaillaient avec une activité extraordinaire.
«Pourquoi vous pressez-vous de la sorte, mes enfants ? - Notre mil est mûr et nous voudrions l'enlever avant la tempête ; si elle éclate, notre récolte est perdue. - Laissez votre récolte : elle n'est pas entièrement mûre et le danger n'est pas imminent. Quand le moment viendra, je veux vous en avertir moi-même.» Sur cette promesse, nos paysans s'en retournent chez eux pour se livrer à leurs occupations ordinaires. Quelques jours après, le mendiant se présente essoufflé : «Hâtez-vous, mes enfants, votre mil est mûr et la tempête est proche.» Les laboureurs saisissent leurs faucilles : le mil est coupé, lié en gerbes, battu en quelques heures l'orage gronde dans le lointain, les arbres s'agitent, les nuages versent leurs eaux avec fracas : mais la récolte est achevée.
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