LE ROI STEVAN |
III.
Les
prédictions du roi Stevan (4)
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Il est certain qu'à cet égard il s'est opéré une déplorable transformation. Il y a quelque vingt ans, une jeune fille eût rougi de mettre le pied dans un cabaret, d'exposer sa faiblesse à des dangers inséparables de certaines réunions populaires, comme le jeu de tir, où la licence du langage est le moindre péril. De nos jours, aucun scrupule ne la retient et elle se mêle le front haut à tous les spectacles. Pauvre jeune fille ! votre place pourtant n'est pas là et le coeur souffre de vous y voir. Votre front y perd son plus bel ornement, l'auréole de la pudeur qui convient si bien à votre âge. Reprenez cette chrétienne timidité qui distinguait les vierges des temps passés. Redevenez simple comme la colombe : c'est le moyen de vous rendre invincible dans les multiples assauts que les circonstances vous réservent.
«Un temps viendra où les savants seront des empoisonneurs publics. »
Le vieillard de qui je tiens ce propos l'entend dans un sens physique. «D'un souffle de leur bouche, les savants sèmeront autour d'eux le poison et la mort. » Nous avons plusieurs espèces de savants : celle-là pourtant nous est encore inconnue: l'avenir dira si elle est possible.
Tel n'est pas le sentiment du vieillard, car il ajoutait gravement : Le fait s'est produit à diverses reprises, dans les foires. Une frayeur subite, humainement inexplicable, s'emparait de nos bestiaux et ils se précipitaient, éperdus, dans toutes les directions. C'était le moment où s'opérait, avec la livraison, le paiement des marchandises, L'argent tombait des mains et on l'abandonnait pour courir à la poursuite des animaux. Pendant ce temps, le champ de foire devenait désert, les malfaiteurs y pêchaient en toute assurance et se gorgeaient à loisir de nos dépouilles. Aussi se gardaiton à la fin de sonner l'Angélus : car, quand la cloche ne tintait pas, l'infâme complot ne pouvait s'exécuter. - Que si vous y faites quelque objection, on vous répondra nettement que les hommes, non plus que les animaux, ne sont à couvert de cette influence malsaine, et qu'un seul regard de certains individus suffit pour communiquer une maladie mortelle. Moquez-vous-en après cela !
Le plus simple est de donner aux paroles du mendiant une interprétation morale. En ce cas, rien de plus clair, le temps prédit, c'est le nôtre. Une infinité de langues distillent chaque jour, sous forme d'enseignement impie, un funeste venin. Toute âme, au contact de cette souillure, gagne fatalement l'infection, et l'infection est mortelle.
«Un jour viendra où tous les enfants passeront par l'école.»
Ferry a imposé à la France l'instruction obligatoire, et si, en réalité, tous nos enfants ne fréquentent pas l'école, légalement et officiellement, ils sont censés le faire. Stevan assurait qu'au lieu de les rendre meilleurs, l'école les gâterait. «Rien n'égalera leur indocilité»
C'est la conséquence naturelle de l'empoisonnement moral de l'enfance. L'instruction seule est comme un arbre sauvage: elle ne peut produire de bons fruits. Ses fruits naturels sont l'orgueil et l'indiscipline, et il n'est pas d'autres correctifs que l'éducation religieuse: tout enfant laïquement instruit et élevé n'est autre chose qu'un précoce émeutier.
Nous en sommes là, me disait une vénérable septuagénaire. Examinez les enfants qui naissent de nos jours, ils n'ont que quatre grosses molaires: nous en avions six de notre temps. Aussi trouvez-moi des enfants aussi respectueux !
On peut lui répondre qu'un enfant bien élevé est toujours respectueux et que, malgré l'athéisme légal, la chose se voit même à notre époque. A quoi bon! Autant vaut céder sur ce point: ce qui n'empêchera pas d'avoir raison sur l'autre. Les enfants en bas âge n'ont que quatre grosses molaires. Lorsque la dentition sera complète, ils en auront six. La bonne vieille, comme tout autre, a été soumise à cette loi, mais elle n'y songe guère. Cette prédiction, à mon avis, comporte le sens de la précédente. «Un temps viendra où les lois du jeûne et de l'abstinence seront supprimées».
Une société nourrie dans de pareils sentiments n'a d'égards pour rien. Issue de la chair, elle doit avoir en horreur tout ce qui n'est pas charnel. C'est ce qui explique la dispense partielle du carême, de l'abstinence du samedi, du jeûne et de l'abstinence des rogations.
Le mendiant attribuait tous ces changements à la propre initiative de l'Eglise. Un mot d'explication est ici nécessaire. L'Eglise ne s'est pas portée d'elle-même à d'aussi pénibles mesures : le malheur des temps, c'est à dire la froideur des fidèles ou l'envahissement de l'esprit d'impiété, telle en a été la cause. Ainsi le mendiant a prévu la révolte générale qui devait éclater de nos jours contre Dieu, son Christ et son Eglise. Il en a même indiqué les caractères principaux: le mépris des lois de l'Eglise en général et, particulièrement, des lois relatives à l'abstinence, un débordement inouï de débauches et l'empoisonnement de la société par la diffusion d'un enseignement impie. «Mais, lorsque tant d'iniquités couvriront la face de la terre, que fera le seigneur Dieu ? Il prendra sa verge de fer et en frappera tous ses ennemis» « Et in virga ferrea confringes eos. »
«Un temps viendra où les bestiaux seront arrachés à l'écurie par la corne.»
Cette prédiction n'a aucun sens ou elle signifie le triomphe de la force. C'est ainsi du reste que l'interprète la tradition. Une première fois le peuple a eu à subir ces iniques spoliations. Les nationaux de la grande Révolution arrivaient à l'improviste dans les villages, forçaient les portes des écuries, et, à la barbe du cultivateur indigné, enlevaient ses bestiaux, les conduisaient à Vannes. Verrons-nous bientôt se renouveler ces tristes scènes ?
«Un temps viendra où la récolte sera la proie des sauterelles »
Pour amener ce désastreux résultat, une invasion de sauterelles suffirait bien. Il se peut aussi que le mot sauterelle soit générique et désigne toute espèce d'insectes ou de vers malfaisants.
A aucune époque, les vers rongeurs n'ont pullulé comme de nos jours. Ils s'attaquent à la vigne, aux pommes de terre, au blé même: et, pour peu qu'ils se multiplient encore, la famine deviendra facile. C'est ainsi qu'après avoir châtié l'homme dans ses biens, le Seigneur en arrivera à le frapper dans son corps. La punition serait incomplète, s'il ne s'y joignait un militarisme à outrance : «Un jour viendra où des soldats couvriront les landes de Grand-Champ: ils seront vêtus de rouge, de bleu, de blanc et la sentinelle criera : qui-vive.»
Le camp de Grand-Champ date des nouvelles lois militaires et le cri de la sentinelle a retenti dans nos landes: mais bien avant cet événement, la prédiction ci-dessus énoncée était connue du public, et on ne ressentait pas une médiocre surprise en voyant défiler ces divers uniformes, si longtemps d'avance décrits par 1e mendiant. Il a même prévu la rapidité de la mobilisation actuelle : «L'armée se rassemblera en deux fois vingt-quatre heures.»
C'est bien dans les quarante-huit heures, si je ne me trompe, que s'opère actuellement la mobilisation. Mais que de calculs ont été nécessaires pour la réduire à une période aussi restreinte ! Stevan n'avait pas tant calculé sans doute quand, dès le milieu du XVIIIe siècle, il annonçait ce merveilleux résultat. Un pareil militarisme ne peut aboutir qu'à la guerre, et la guerre, dans les conditions où elle se fera de nos jours, qu'à des exterminations. Stevan a prévu ces grandes calamités: il les a annoncées en termes explicites : il y revenait sans cesse. Chaque fois qu'il en parlait, une profonde tristesse couvrait son visage: sa parole en était tout imprégnée et la faisait entrer sans peine dans l'âme des auditeurs.
L'explication est bien simple, prétendent nos vieillards. Depuis que l'égoïsme a envahi le monde, les sentiments de fraternité s'éteignent. Chacun ne pense qu'à ses intérêts et on les prend aisément aux dépens d'autrui, Ne serait-ce pas la guerre prédite par le mendiant ?
N'en déplaise à nos vieillards, que cette prédiction semble effrayer, l'interprétation est insuffisante. Le mendiant faisait allusion à une vraie guerre qu'il dénommait «brezel cevil». A prendre la chose au simple point de vue humain, rien de plus vraisemblable. Par le fait de nos jacobins, la France se trouve divisée en deux camps, prêts à se ruer l'un sur l'autre. Chaque élection nous rend les spectateurs attristés de ces sentiments haineux qui animent les enfants d'une même patrie, d'une même paroisse, d'une même famille. C'est bien la guerre intestine au seuil de la maison, au foyer domestique. On défend ses opinions avec des injures et à coups de poings, en attendant que, la fureur s'exaltant outre mesure, on les défende les armes à la main.
A la guerre civile se joindra la guerre étrangère. Tous les hommes seront à l'armée. Les rares hommes qui resteront au pays devront aussi partir: mais, à peine se seront-ils mis en route, qu'ils auront ordre de regagner leur foyer.
Les conséquences de la guerre seront horribles.
C'est donc d'une véritable extermination qu'il s'agit. Pour ne laisser planer aucun doute sur sa pensée, le mendiant ajoutait : «Les femmes deviendront aussi rares que les moulins à vent et une aune de toile suffire à les coiffer.»
De telles horreurs, me dit-on, ne peuvent se concevoir que des derniers temps du monde, où l'Antéchrist, dressant autel contre autel, promènera à travers les peuples ses fureurs sacrilèges. A cette époque, en effet, lisons-nous dans l'Apocalypse, personne ne pourra ni vendre ni acheter s'il n'a le caractère, le nom et le nombre de la Bête. D'autres passages font entendre que tous ceux qui refuseront de l'adorer seront mis à mort. C'est en ce moment, d'après une interprétation, qu'animés d'une foi profonde, les fidèles de Brandivy, de Grand-Champ, de Plumergat, de Ploeren... braveront avec fermeté les assauts du suppôt de l'enfer: pour le monstre, que ses vaines tentatives de séduction rendront implacable, ils les immolera tous à sa vengeance.
Quoiqu'il en soit de cette apparition, les présages de la Révolution ont paru : le capot a remplacé la coiffe, les lois de Dieu et de l'Eglise sont méconnues, la queue de pie est supprimée, le luxe est à son comble, la décadence de la population a commencé, les chemins vicinaux sillonnent les campagnes, la voie ferrée traverse les grandes routes....
Conclusion : les grandes calamités sont proches. Nous saurons bientôt ce qu'il faut en penser.
Tant de carnages ne doivent pas marquer la fin des temps. On conçoit cependant qu'ils aient pour effet de mettre momentanément un grain de sagesse dans la pauvre tête du genre humain. Après un intervalle plus ou moins long, le crime reprendra de nouveau son empire.
Ce sera le signal de nouvelles calamités qui précéderont les jours de l'Antéchrist. Et il ne sera pas malaisé de pressentir cette échéance redoutable car : «Sept ans auparavant, la natalité subira un arrêt total sur toute la surface du globe.»
On ne sait trop quel sens donner à cette prédiction. Faut-il y voir une malédiction de Dieu qui frappera de stérilité le sein des mères ? Ou un fléau spécial qui sévira sur les enfants âgés de moins de sept ans, comme il est rapporté dans certaines prophéties ? Ou encore un débordement incroyable de corruption qui poussera la société à son propre suicide ? En tout cas, il y aura crime.
Voici le châtiment : «Sept ans auparavant, la terre ne rendra que ce qu'elle aura reçu.»
C'est à dire grain pour grain. Une telle infécondité sera l'effet d'une malédiction divine, de fléaux extraordinaires, ou d'une invasion irrésistible de bêtes malfaisantes qui dévoreront la récolte et ne laisseront guère aux cultivateurs que le grain qu'ils auront semé.
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