LE ROI STEVAN |
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III.
Les
prédictions du roi Stevan (3)
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En même temps que la soutane à queue, le mendiant avait annoncé le bonnet carré ou la barrette. L'usage de la barrette est devenu général : elle a succédé à ce long bonnet parisien aussi disgracieux, paraît-il, que mal commode. Or le port de la barrette, d'après la tradition, présageait les mêmes calamités.
«Les jeunes filles auront des souliers qui leur monteront à moitié jambes.»
Il s'agit des bottines. La chaussure de la jeune fille consistait jadis en des souliers plats, affectant la forme de sandales, ou, plus exactement, de pantoufles. Cette forme a bien varié. D'abord sont venus les souliers lacés : il y a environ trente ans. La forme haute ordinaire de nos jours date de 20 à 25 ans : elle atteint aisément la cheville : mais depuis plusieurs années a surgi une troisième forme qui s'élève, sans exagération, à la moitié de la jambe. Il ne faut ainsi jurer de rien et l'avenir, à divers points de vue, ménage à l'humanité des surprises qu'elle ne soupçonne pas.
«Je vois aux pieds des jeunes filles des chaussures faites de cuir et de boise.»
Ce sont les socques. Encore une invention ignorée de nos pères. Elle s'est produite à notre époque, et si tous les hommes aussi bien que les femmes portent aujourd'hui cette chaussure, on pourrait citer plus d'un vieillard qui a vécu toute sa jeunesse et plusieurs années de son âge mûr, sans même la voir.
«C'est de l'ouest que viendra le capot.»
Rien de plus certain, m'a déclaré une octogénaire. Les jeunes filles de mon temps ne portaient que des coiffes de toile de lin, de coton et de mousseline. Il y a plus de trois quarts de siècle qu'une meunière du moulin du Hayo, en Pluvigner, apparut au bourg de cette paroisse avec un capot. Les enfants la suivaient par le bourg, en criant : « Capot en Hayeu, capot en Hayeu.» Le capot fit sensation et la mode peu à peu s'en est introduite parmi nous.
Ce propos, rapproché d'une autre prédiction relative au même objet, fit trembler tout Grand-Champ.
Surgirait-il une guerre effroyable où tout le beau sexe serait exterminé ? L'obscurité de la prédiction ne rassurait qu'à moitié les femmes et les hommes en éprouvaient une concevable émotion.
Tant d'horreurs, Dieu merci, n'ont pas été nécessaires. Le capot a paisiblement remplacé les coiffes, et à l'heure qu'il est, une aune de toile coifferait aisément toutes les femmes de la paroisse. Les jeunes filles d'ailleurs ne perdront rien pour attendre et, comme on le verra plus tard.
La prophétie doit se réaliser dans les deux sens. «La blouse viendra du sud-est.»
Le sud-est représente pour nous le pays de Questembert. C'est aussi de ce pays, si l'on en croit la même octogénaire, que nous vient le vêtement en question. Les marchands de la région de Questembert fréquentaient nos foires et marchés, couverts d'une blouse: et, comme cette forme de vêtement est très commode, nos paysans ne tardèrent pas à s'en procurer de semblables. Elle est devenue de nos jours tellement commune qu'on la porte partout, même aux offices divins. Ce qui est un abus intolérable. La blouse en effet n'est pas à proprement parler un habit: elle sert seulement à garantir l'habit. C'est, si l'on y tient, un habit de foire et de voyage : ce n'est nullement un habit de fête ni, par conséquent, d'église.
Avec la transformation des terres, des chemins et des costumes, celle des usages et des moeurs : «Un temps viendra où les chars à bancs se verront en tous lieux.»
Des chars à bancs, c'est-à-dire des chars ou charrettes attelés de chevaux. Nos pères y songeaient-ils au XVIIIè siècle ? C'est depuis trente ans environ que les charrettes à chevaux ont paru, pour la première, en ce pays : jusque-là c'étaient des attelages de bœufs, précédés d'un ou de deux chevaux de trait. Le cheval bien entendu servait aussi de bête de somme. On l'utilisait pour le transport des denrées au marché et, d'ailleurs, on aimait à le monter en toute circonstance : voyage, pèlerinage... Droit sur son coursier, orné de la longue chevelure et du costume antique, le paysan avait l'air d'un vieux celte et, à l'exemple de ses ancêtres, ne dédaignait pas le renom d'un bon cavalier.
Le monde a marché. Brandivy ne renferme, en ce moment, qu'un seul fermier qui emploie des charrettes à boeufs.
Les bâts sont relégués au fond du grenier. On ne voyage plus à cheval, tous vont en voiture. Cette innovation paraît une conséquence du percement des chemins vicinaux. Le mendiant ajoutait qu'elle présageait de grands malheurs populaires.
«Je vois des personnes qui portent au-dessus de leur tête comme des bassins d'airain.»
C'est le vulgaire parapluie que représente Stevan sous l'image d'un bassin d'airain. Que l'on examine un de nos anciens bassins et l'on se convaincra que la ressemblance est entière. Le parapluie, très rare il y a un demi siècle, est devenu à la mode. Rétifs pendant longtemps, les hommes eux-mêmes s'y laissent gagner, et, malgré l'obstination de quelques chauvins, on ne tardera pas à voir tous les hommes, à l'imitation des femmes prosaïquement munis d'un parapluie. «Quand le peuple raffolera d'eau-de-vie, la fin sera proche.»
Vit-on jamais une pareille consommation d'eau-de-vie ?
Le Breton en est arrivé au point de préférer cette liqueur traîtresse au cidre, jadis sa boisson favorite. Pour comble de malheur, la plus mauvaise est réputée la meilleure. On n'apprécie une eau-de-vie qu'à la condition qu'elle emporte le palais. C'està-dire qu'elle empoisonne. Or en empoisonnant, elle affole. Nos gens n'ont pas comme jadis l'ivresse gaie : l'homme saoul d'eaude-vie est une furie.
«Quand l'excès du luxe régnera dans le peuple, ces grands malheurs fondront sur le pays.»
Le luxe est général de nos jours, et, ce n'est pas un luxe ordinaire, c'est un luxe égalitaire. Entre le pauvre et le riche plus de distinction. En fait de velours, de dentelles, de soies et de parures, le domestique marche de pair avec son maître, la servante avec sa maîtresse, le fermier avec le propriétaire. Les dernières limites paraissent atteintes, et il est difficile de croire que dorénavant on puisse de beaucoup les dépasser.
« Quand les calamités seront proches, la terre sera grandement peuplée. »
L'essor de la population française s'est arrêté. Déjà la décadence vient. Si l'on envisageait Brandivy et les quelques paroisses environnantes, il n'y aurait aucun sujet de crainte. Pour Brandivy, par exemple, sur une population de onze cents âmes, la moyenne annuelle des décès est de 25 : celle des naissances, de 47. Mais qui sait les tristesses que nous prépare un prochain avenir? Pour que tout le pays marche du même pas dans la pratique de ses devoirs, un bon coup de fouet devient évidemment nécessaire.
Ce temps-là n'est pas encore venu, dit une digne mère de famille, mais en considérant le peu de retenue de la jeunesse actuelle, on pourrait gager que bientôt il viendra.
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