LE ROI STEVAN |
IV.
Le roi Stevan est une énigme
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Qu'était-ce donc que le roi Stevan ? On lui voit toutes les allures d'un prophète: en réalité, l'était-il ? Cette question s'impose et la solution n'en est pas facile: car pour la postérité comme pour ses contemporains, le mendiant est resté une énigme. On ne lui connaît ni père ni mère; on ne possède aucun détail sur sa famille; on n'a rien de certain relativement au lieu de sa naissance et les divergences ne manquent pas sur l'époque et le lieu de sa mort. Sait-on même son véritable nom ? L'interprétation fournie par la tradition n'a aucun sens. Le nom de Roi qu'il porte, n'est-ce pas plutôt un nom de famille ? Lui a t'il été donné en réminiscence du roi-prophète, ou parce qu'il aurait été le roi des gueux de son temps ? Tout son nom de Roué Stevan n'est-il pas un nom emprunté ? Autant de questions insolubles. Ainsi tout ce qui concerne sa personne est d'un vague désespérant.
En présence de telles obscurités, n'y-a-t'il pas vraiment lieu de se demander si cet homme a jamais existé ? N'est-il pas un mythe ? un personnage légendaire à qui la tradition attribue des prophéties éparses parmi le peuple et remontant à une époque plus ou moins éloignée? Cette hypothèse sourira à quelques-uns. Jusqu'à nouvel ordre, elle me parait inadmissible. Elle ferait certainement rire nos gens qui parlent du célèbre mendiant comme d'un homme ayant tout récemment vécu. A les en croire, une seule génération nous sépare de la sienne. Ce n'est pas assez dire: les vieillards de notre génération assurent avoir conversé avec les contemporains du mendiant, et c'est de la bouche de leurs grands-pères ou d'autres vieillards du même âge qui l'ont vu et entendu, nourri et logé, qu'ils tiennent les récits venus jusqu'à nous. Pour peu qu'on les presse, ils n'hésitent pas à donner des noms: ils citent volontiers Le Galludec, de la Grandville en Brandivy, Pierre Tréhin de Plumergat, Julien Carnac, de Sainte-Anne, Saunic du bourg de Pluneret, le bonhomme Robic du Bono en Plougoumelen... Des calculs m'ont convaincu que plusieurs des vieillards que la tradition regarde comme des contemporains du mendiant, vivaient effectivement vers le milieu du XVIIIe siècle. Il est vrai que nos gens n'ont pas de chronologie : ils supposent aisément leurs aïeux témoins d'un événement, pour le seul motif qu'ils en ont souvent parlé. Mais, dans le cas présent, la tradition repose sur des faits.
On peut invoquer à son appui, d'abord l'acte de décès de julienne Le Rouzic, que les archives de Plumergat mentionnent au 7 février 1719 : puis les relations de Marion du Faouët avec le minour de Trélécan, prédites de 1740 à 1755, c'est à dire à l'époque où la grande voleuse remplissait le pays du bruit de ses exploits. Ces deux faits ne nous autorisent-ils pas à conclure que Stevan vivait en 1719 et vers 1750 ? Rien n'indique en revanche jusqu'à quelle année il a prolongé sa vie. Les registres de Plumergat et de Plougoumelen ne fournissent aucun renseignement à cet égard, et l'information puisée dans les archives de Baden, jusqu'à plus ample recherche, est manifestement insuffisante.
Il n'est pas d'ailleurs nécessaire de connaître d'une manière précise le lieu et l'époque de la mort d'un homme pour avoir le droit d'affirmer la réalité de son existence. Non qu'en accordant au roi Stevan une existence réelle et, tout ensemble, assez rapprochée de notre temps, mon dessein soit de garantir l'authenticité de toutes les prophéties dont la tradition lui fait honneur. Il est à croire que quelques unes, avec ou sans nom d'auteur, lui ont été inconsciemment attribuées par le peuple et que la plupart avaient à l'origine une forme sensiblement différente de la forme où elles nous sont parvenues. La matière du reste prête beaucoup à l'imagination et il va sans dire que la légende ne s'est pas faite faute de broder sur un thème si fécond.
Il en est cependant dans le nombre qui pourraient, ce me semble, défier quelque peu la critique. Pour me borner aux prédictions relatives à la soutane à queue de pie, au croisement des chemins vicinaux, à l'établissement des voies ferrées, à la construction du pont d'Auray... elles sont en vogue dans diverses paroisses, on les rapporte à peu près dans les mêmes termes, le public les a connues bien avant leur réalisation. Dès lors ne serait-on pas fondé à les croire authentiques ? Or n'y eut-il point d'autres que reviendrait avec une nouvelle instance, la question posée en tête de cet article : Qu'était ce donc que le roi Stevan ? à quelle source puisait-il ses inspirations ?
Le peuple dit de lui communément «qu'il lisait dans la lune et dans les astres les secrets de l'avenir.» Quand on demande au peuple ce qu'il entend par le mot lire, il ne sait que répondre. Un vieillard m'en a donné le sens : le mendiant ne «lisait» pas dans le ciel les événements futurs, il les «voyait». Il en voyait la représentation, l'image, le dessin, «en dessinieu» pour employer l'expression du vieillard. Il les décrivait, les expliquait, les interprétait à sa façon, pendant ou après l'apparition du phénomène. C'est ce qui explique la double formule qu'il employait dans l'énoncé de ses prédictions. Au reste, il n'y comprenait rien luimême et, tout le premier, il se montrait stupéfait des spectacles singuliers qui passaient sous ses yeux. C'est ce qui lui arriva, par exemple, à la vue de cette fameuse pièce de toile qui traversait la terre et sur laquelle roulaient incessamment sans boeufs ni chevaux des suites nombreuses de voitures.
A quelle cause serait-il possible d'attribuer ces curieuses représentations ?
On ne saurait en chercher l'origine dans l'influence naturelle des astres. Que l'observation du ciel ait fourni à Stevan des pronostics relatifs aux variations de la température, d'accord: mais que les astres, par une vertu propre, aient produit à ses yeux des spectacles où se trouvaient représentés tant d'années à l'avance, des événements dont la réalisation dépend du libre arbitre des hommes, personne de sensé ne le croira :
Aurait-il (Dieu) imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps renferme dans ses voiles ?
Ces images peintes dans le ciel, il faut bien en convenir, sont dues à une cause libre et surnaturelle, et cette cause ne peut être qu'un agent diabolique ou divin. Faut-il y voir une action diabolique ? L'Esprit malin est bien capable de ces prestiges et il n'en eût pas été à son coup d'essai. Le difficile pour lui est d'accorder les représentations avec les événements qu'il serait tenté d'annoncer par ce moyen. Le démon en effet ne connaît pas positivement l'avenir : en raison de la force et de la subtilité de son esprit, il peut y pénétrer plus profondément que l'homme, mais pourtant, cette science est de même nature que celle de l'homme : elle est conjecturale, expérimentale, sujette par conséquent à d'incessantes défaillances. Notez d'ailleurs que la tradition n'a jamais soupçonné Stevan de semblables relations.
Serions-nous par hasard acculés à une intervention divine ? La question est grave : aussi les objections ne manquent pas.
On prétend qu'un homme honoré de faveurs remarquables devait avoir une mission à remplir et que cette mission nous échappe. Si cette mission nous échappe, elle n'en existe peut-être pas moins. Dieu a des vues secrètes que l'homme ne saisit pas toujours : pour parler net, ne sent-on pas percer une mission dans l'annonce des grands malheurs qui doivent fondre sur le pays et des causes qui les provoquent ? Pour remplir une pareille mission, Dieu n'eût pas pris un mendiant ! Un Pourquoi donc ? Dieu distribue ses grâces sans regarder à l'habit et il est assez dans l'ordre providentiel de choisir ce qui n'est pas pour confondre ce qui est. Ce mendiant du moins aurait dû être un saint, et aucune tradition ne célèbre le caractère héroïque de ses vertus. La tradition, il est vrai, manque de précision à cet égard: elle n'est pourtant pas aussi muette qu'on veut bien l'affirmer. Tout d'abord, dans l'opinion générale, Stevan passe pour avoir été très honnête homme et d'une vie irréprochable, jamais une plainte n'a été portée contre sa conduite, jamais un méfait relevé à sa charge. Voilà un grand point ! On ajoute qu'il priait, qu'il était bon chrétien, qu'il était grand chrétien. Que veut-on de plus ? Si l'on ne sait pas davantage sur ses oeuvres, c'est que vraisemblablement l'éclat projeté par ses étonnantes prédictions les a reléguées dans l'ombre, ou qu'à l'exemple des saints, son humilité s'appliquait à les cacher. Avez-vous vu de quel mystère il entourait ses pratiques nocturnes ? Ce ne devait pas être dans le seul but de se rendre un compte exact des divers phénomènes qui lui apparaissaient dans le ciel: car ces spectacles assurément ne se produisaient pas tous les soirs. Chaque nuit pourtant, au rapport de la tradition, il s'entretenait à voix basse avec lui même : «be ouai ur vourboutence guet hou». Qu'est à dire ? Il priait. Je suis persuadé, pour ma part, que sa célèbre méditation en face des astres, faite à genoux souvent et les mains jointes, n'était qu'une longue prière au Créateur du monde. Dès lors, le secret de ses veillées s'explique : un homme de prière n'aime pas d'habitude à mettre le public en ses affaires.
Serait-il interdit de supposer que sa profession lui avait été inspirée d'En-Haut ? Une tradition assure qu'il s'était fait mendiant non par nécessité mais par volonté, qu'il jouissait d'une certaine aisance et qu'avant d'embrasser sa vocation nouvelle, il avait généreusement distribué sa fortune aux pauvres. Que cette opinion soit admissible, voici un dernier trait qui n'y contredit pas, et ce trait, à mon avis achève de caractériser notre mendiant.
La science possible de cet homme, je l'avoue, m'a vivement préoccupé. Pour en avoir le coeur net, je n'ai cessé à ce sujet d'interroger la tradition, et quelques vieillards m'ont répondu : «Stevan instruit ? On a peine à le croire. C'était un innocent. Du moins il en avait tout l'air, et, si nous ne nous trompons, le peuple le regardait comme tel.» Cette simplicité, naturelle ou affectée, n'est-elle pas le cachet distinctif de plusieurs saints personnages ?
Ainsi donc, dans la tradition, rien ne s'oppose absolument à l'intervention divine : mais, comme le personnage en question reste, malgré toutes les recherches, plus ou moins énigmatique que le défaut de documents n'a pas permis de dégager complètement cette intéressante figure du nuage qui l'enveloppe, je ne sais si l'on peut aller jusqu'à soutenir que l'inspiration a positivement existé. Dans ces conditions, en effet, une réponse affirmative semblerait téméraire, et on n'ose prendre sur soi de la donner.
Aussi bien, le parti le plus sage est-il de s'en remettre à la discrétion du lecteur, et, puisque toutes les pièces du débat se trouvent sous ses yeux, à lui de décider si, dans l'état actuel de la tradition, l'on est en droit de prétendre avec quelque fondement, que ce fameux mendiant dénommé er Roué Stevan a été autre chose qu'un voyant en haillons.
J. M. Guilloux
L'auteur de ce travail prie les lecteurs de la Revue Morbihannaise de bien vouloir lui communiquer les renseignements qu'ils peuvent avoir sur le même sujet.
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